Chapitre XII

Au sein de la demi-torpeur dans laquelle les facultés de Bob Morane s’étaient annihilées, un battement d’ailes s’imposa, en même temps qu’un tintamarre de piaillements stridents faisant songer à un vol de démons aériens s’abattant sur la terre pour y accomplir quelque maléfique besogne.

Bob ouvrit les yeux et s’aperçut que le jour était revenu. Il avait donc passé toute la nuit en solitaire, toujours ligoté au mât de la jonque en perdition. Il n’eut cependant pas le loisir de s’attendrir longtemps sur son sort. Tout autour de lui, un vol compact d’oiseaux marins occupait son champ visuel. Il y avait là des cormorans par centaines, des mouettes, des goélands, des hirondelles de mer. Des milliers de becs crochus et acérés qui, venus de tous les coins du ciel, s’apprêtaient à déchirer les cadavres épars sur le pont.

Déjà, le repoussant festin avait commencé. À de nombreuses reprises, au hasard de sa vie mouvementée, Morane avait assisté à des spectacles de ce genre. Dans les jungles d’Afrique ou d’Amérique du Sud, où les oiseaux charognards font partie de la vie de tous les jours. Cependant cette fois, peut-être à cause de sa faiblesse et aussi parce qu’il avait conscience que, bientôt, un sort pareil à celui des hommes de Joao Tseu l’attendait, il n’eut pas la force de regarder et ferma les yeux.

Un battement d’ailes contre sa joue lui fit ouvrir à nouveau les paupières. Un grand cormoran, volant à hauteur de son visage, le visait de son bec noir et crochu pareil à une arme. Bob se tortilla dans ses liens et se mit à hurler. Son cri effraya le volatile, qui s’enfuit effarouché. Mais Bob savait que ce n’était là que partie remise. Bientôt, excités par le goût du sang, les oiseaux ne feraient plus de distinction entre morts et vivants.

Ils se précipiteraient sur lui et le déchiquetteraient sans que, les mains liées, il eût même la possibilité d’esquisser un geste de défense.

Déjà les oiseaux s’enhardissaient, battant des ailes autour de lui, dardant leurs becs dont certains l’atteignaient, ne lui causant encore heureusement que des égratignures. Saisi par une sorte de terreur frénétique, Bob se tordait dans ses liens. Mais ils tenaient bon et il ne parvenait pas, malgré qu’il y employât toute sa force, à les faire se relâcher.

Alors, Morane se mit à hurler à pleins poumons afin de faire reculer la horde féroce des volatiles. Ceux-ci fuyaient en battant frénétiquement des ailes. Puis, quand le cri de l’homme s’éteignait, ils revenaient plus audacieux encore pour fuir à nouveau devant un autre cri. Bientôt pourtant ces cris ne suffiraient plus, Bob le savait. Alors il serait livré à la férocité des bêtes carnassières.

Un désespoir sans nom s’était emparé de Morane qui, comme s’il pouvait espérer une aide quelconque sur cette mer déserte, se mit à pousser des appels.

— À l’aide !… À l’aide !… Au secours !… Au secours !…

Il n’était plus maître de lui-même. Son épouvante le dépassait. S’il avait été libre et capable de se défendre, il aurait lutté jusqu’au bout avec courage, même s’il s’était agi d’adversaires cent fois plus redoutables que ces oiseaux. Mais, immobilisé comme il l’était, il se sentait aussi impuissant qu’un enfant, et il s’abandonnait à une panique totale devant cette impuissance.

C’est alors que, venu du large, un souffle de vent frais passa sur la jonque qui se mit à rouler doucement. Puis ce souffle s’intensifia, se changea en rafales cinglantes imprimant des secousses de plus en plus violentes au vaisseau désemparé.

« La tempête, pensa Bob avec un soudain espoir. La tempête… »

Celle-ci montait rapidement, chassant sous ses bourrasques les oiseaux marins qui refluaient en désordre en direction de la terre sans doute proche, afin d’y chercher un refuge dans les cavernes où ils avaient leurs gîtes.

Bientôt, plus un seul volatile ne fut en vue. Bob comprit pourtant qu’il n’était pas sauvé pour autant. Avec la tempête, un nouvel ennemi venait de faire son entrée en scène. D’épais nuages couleur de houille roulaient dans le ciel. Le vent soufflait avec une violence accrue. Des lames venaient balayer le pont du vaisseau qui dansait à la façon d’un bouchon, craquant sinistrement de toutes ses membrures. Attaché au mât, Bob était ballotté de tous côtés, comme s’il se trouvait sur un sol secoué par un tremblement de terre. Chaque dix secondes, des paquets d’eau venaient le frapper en plein. Une fois encore il se savait impuissant et une seule solution s’offrait à lui : attendre avec espoir que la mer daignât se calmer avant que l’épave du Poisson aux Nageoires Dorées, complètement démembrée, ne coulât par le fond.

 

* * *

 

Toute la journée, la tempête avait fait rage. À midi, avec le soleil à son zénith, elle avait atteint un maximum d’intensité, pour s’apaiser ensuite graduellement. Vers la fin de l’après-midi, la mer s’était calmée et le ciel complètement dépouillé de ses nuages. À présent, le soleil, grosse boule de feu rouge, descendait rapidement vers l’horizon teinté de mauve.

Toujours ficelé au mât, Morane, après ces heures de tortures et d’angoisse, avait atteint au comble de l’épuisement. Pourtant, une évidence rassurante s’imposait à lui : malgré la fureur des éléments, la jonque flottait toujours. En outre les lames, en déferlant sans cesse sur le pont, avaient emporté les cadavres, ce qui enlevait un peu à l’horreur de la situation. Bob se secoua dans ses liens. Sa gorge était à nouveau sèche, ses yeux brûlants et il grelottait, peut-être de fièvre.

À de nombreuses reprises déjà, il avait tenté de desserrer l’étreinte des cordes qui le fixaient au mât. Une fois encore, faisant appel à tout ce qui lui restait d’énergie, il fit une tentative. Alors, il s’aperçut avec émerveillement que, pendant la tempête, les mouvements de la jonque malmenée par les flots avaient progressivement détendu ses liens. En gigotant, il parvint à faire glisser la corde qui retenait son buste. Ensuite, faisant effort, il libéra une de ses mains, puis l’autre. Le reste ne fut plus qu’un jeu et, cinq minutes plus tard, il se retrouvait libre. À bout de forces, il se laissa alors tomber sur le pont et se mit à sangloter doucement. Des sanglots sans larmes et qui étaient une sorte de réaction bienfaisante de ses nerfs qui se décontractaient brusquement.

Au bout d’un moment, il se redressa.

— Allons, dit-il à haute voix, je me laisse aller comme une mauviette. Un peu de nerfs, mon vieux !… Mais, avant tout, faudrait voir à trouver un peu d’eau potable… J’ai une de ces soifs que n’aurait pas désavouée ce bon vieux Bacchus lui-même. À condition bien sûr que Bacchus ait jamais bu un seul verre d’eau tout le long de sa divine existence.

Ce petit soliloque, sur un mode humoristique, avait rendu à Bob une partie de son allant. Il se frictionna longuement et vigoureusement les membres pour y rétablir la circulation sanguine. Ensuite, il se mit debout et se dirigea vers la plus proche écoutille, dans laquelle il disparut.

La plus grande partie de la jonque était envahie par l’eau. Pourtant plusieurs cabines, à l’avant, demeuraient à l’air libre. Dans l’une d’elles, qui devait servir de cambuse, Bob découvrit plusieurs outres pleines d’eau potable et des vivres. Il commença par laver ses multiples écorchures recouvertes de sel. Puis il remonta sur le pont et entreprit de se restaurer grâce aux vivres qu’il venait de découvrir. Alors seulement il jeta un regard autour de lui, pour se rendre compte que la jonque ne dérivait plus. Elle s’était immobilisée. Sans doute, au cours de la tempête, s’était-elle échouée sur un haut-fond quelconque sans qu’il s’en rendît compte. Peut-être même était-ce d’ailleurs à cette unique circonstance qu’elle avait dû de ne pas s’enfoncer définitivement.

En même temps, Bob avait fait une autre découverte. À bâbord, un groupe d’îlots rocheux émergeaient au-dessus de la surface vert sombre de la mer. Le plus proche de ces îlots devait se trouver à un mille à peine de l’épave, deux au maximum. Bob avait compris qu’il ne pouvait demeurer plus longtemps à bord de la jonque qui, à tout moment, pouvait se briser. Il décida donc de gagner le plus rapproché des îlots.

Une des embarcations auxiliaires était demeurée solidement fixée sur ses supports. Bob l’emplit de tout ce qu’elle pouvait porter comme vivres et eau potable. Après avoir tranché les amarres, il la fit glisser à l’eau qui, à bâbord, se trouvait presque à hauteur du pont.

Ayant pour toute arme un long couteau chinois trouvé dans une coursive, Morane s’embarqua et se mit à ramer en direction de l’îlot rocheux, dont la masse sombre se découpait sur l’écran bleuté de la nuit maintenant tout à fait tombée.

Il fallut un peu plus d’une heure, entrecoupée de nombreux repos, pour que Morane atteignît son but. L’avant du canot racla le rocher et Bob mit pied à terre. Réunissant ses forces, il hala l’embarcation au sec et jeta un regard autour de lui. Pour peu qu’il pouvait en juger à la lueur de la lune, l’endroit où il avait abordé était désert. La grève se composait de rochers nus avec plus loin, de maigres bouquets de végétation rabougrie. Un silence de mort planait.

— Cela ne m’étonnerait pas si j’avais touché à une île déserte, murmura Morane.

Il haussa les épaules avec indifférence. Tout n’était-il pas préférable à la situation dans laquelle il s’était trouvé au cours des heures précédentes, sur cette jonque maudite ? Il était peut-être sur une île déserte mais vivant et libre, et cela seul comptait. Soudain, la fatigue s’abattit sur lui comme une masse. Il s’allongea au fond du canot et, le poignard à portée de la main, il s’emmitoufla dans une bâche trouvée dans le coffre arrière. Dix secondes plus tard, la tête appuyée sur une outre lui servant d’oreiller, il avait gagné le bienfaisant royaume des rêves.

 

L'Empereur de Macao
titlepage.xhtml
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-025]L'Empereur de Macao(1958).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html